XI

À Barcelone, durant toutes les dernières semaines que j’y ai passées, on sentait dans l’air quelque chose d’insolite et de sinistre – atmosphère de suspicion, de peur, d’incertitude et de haine voilée. Les troubles de mai avaient des conséquences inextirpables. Avec la chute du gouvernement Caballero, les communistes étaient nettement arrivés au pouvoir ; la charge de l’ordre intérieur était à présent aux mains de ministres communistes et il ne faisait de doute pour personne qu’ils écraseraient leurs rivaux politiques dès que la moindre occasion leur en serait fournie. Il ne se passait rien encore – personnellement je ne me représentais même pas du tout ce qui allait se passer – et cependant l’on avait continuellement le sentiment vague d’un danger, conscience d’une menace. Forcément on avait, dans une telle atmosphère, l’impression d’être un conspirateur, si peu qu’on le fût en réalité. Il semblait qu’on passât tout son temps à s’entretenir à voix basse avec quelqu’un dans les coins des cafés, en se demandant si cette personne à une table voisine était un espion de la police.

Il courait, par suite de la censure des journaux, toutes sortes de bruits alarmants. Celui, entre autres, que le gouvernement Negrín-Prieto projetait de terminer la guerre par un compromis. J’inclinais alors à le croire, car les fascistes étaient en train de cerner Bilbao et visiblement le gouvernement ne faisait rien pour sauver cette ville. On déployait bien partout des drapeaux basques, de jeunes quêteuses faisaient tinter des troncs dans les cafés et il y avait les habituelles émissions au sujet des « défenseurs héroïques », mais les Basques n’obtenaient aucun secours véritable. On était tenté de croire que le gouvernement menait double jeu. Sur ce point je me trompais absolument, les événements ultérieurs l’ont prouvé ; toutefois il semble qu’on eût probablement pu sauver Bilbao en déployant un peu plus d’énergie. Une offensive sur le front d’Aragon, même non couronnée de succès, eût forcé Franco à détourner une partie de son armée ; or le gouvernement ne donna l’ordre d’attaquer que lorsqu’il était déjà bien trop tard – en fait, à peu près au moment où Bilbao tomba. La C.N.T. diffusa largement un tract qui recommandait : « Tenez-vous sur vos gardes », en laissant entendre que « certain parti » (faisant par là allusion aux communistes) complotait un coup d’État. Un autre sentiment universellement répandu était la crainte que la Catalogne ne se trouvât sur le point d’être envahie. Quelque temps auparavant, en remontant au front, j’avais vu les puissants ouvrages de défense que l’on construisait à pas mal de kilomètres en arrière des premières lignes, et les nouveaux abris contre les bombes que l’on creusait tout autour de Barcelone. Les alertes de raids aériens et maritimes étaient fréquentes, fausses le plus souvent, mais le cri strident des sirènes plongeait chaque fois la ville pour des heures de suite dans l’obscurité et les gens peureux s’engouffraient dans les caves. La police avait des espions partout. Les prisons étaient encore bondées de détenus dont l’arrestation remontait aux troubles de mai, et elles continuaient à en absorber d’autres – toujours naturellement des anarchistes et des membres du P.O.U.M. – qui disparaissaient, par un ou deux à la fois. Personne, pour autant qu’on pût s’en rendre compte, ne passait jamais en jugement, ni même n’était inculpé – pas même accusé de quelque chose d’aussi précis que d’être « trotskyste » ; on était tout bonnement jeté et gardé en prison, habituellement incomunicado. Bob Smillie était toujours incarcéré à Valence. Nous ne pûmes rien apprendre, si ce n’est que ni le délégué local de l’I.L.P. ni l’avocat engagé n’avaient la permission de le voir. On emprisonnait de plus en plus d’étrangers des Brigades internationales et des autres milices. En général ils étaient arrêtés en tant que déserteurs. C’était un trait caractéristique de l’état de choses que personne à présent ne savait avec certitude s’il fallait considérer un milicien comme un volontaire ou comme un soldat régulier. Quelques mois plus tôt, à tout homme s’enrôlant dans les milices on avait dit qu’étant un volontaire il pourrait toujours, s’il le désirait, obtenir son certificat de démobilisation à chaque fois que ce serait pour lui le moment de partir en permission. Le gouvernement semblait maintenant avoir changé d’avis et considérer un milicien comme un soldat régulier que l’on portait déserteur s’il essayait de rentrer dans son pays. Toutefois personne n’avait de certitude à ce sujet. Dans certains secteurs du front les autorités continuaient à délivrer des certificats de démobilisation. À la frontière, tantôt on en reconnaissait la validité, et tantôt non. Dans ce dernier cas, c’était la prison sur-le-champ. Le nombre des « déserteurs » étrangers finit par se chiffrer par centaines, mais la plupart furent rapatriés quand on éleva des protestations à leur sujet dans leurs pays.

Des bandes de gardes d’assaut armés rôdaient partout dans les rues, les gardes civils occupaient toujours les cafés et d’autres immeubles en des points stratégiques, et un grand nombre des locaux du P.S.U.C. avaient encore leur protection de sacs de terre et leurs barricades. En différents points de la ville on avait posté des gardes civils et des carabiniers pour arrêter les passants et examiner leurs papiers. Tout le monde me recommanda de bien me garder de montrer ma carte de milicien du P.O.U.M., de ne sortir que mon passeport et mon billet d’hôpital. Laisser savoir qu’on avait servi dans les milices du P.O.U.M. suffisait à vous mettre en danger. Les miliciens du P.O.U.M., blessés ou en permission, étaient l’objet de brimades mesquines – ils rencontraient, par exemple, des difficultés pour toucher leur solde. La Batalla paraissait toujours, mais était censurée au point de friser l’inexistence ; Solidaridad et les autres journaux anarchistes étaient également soumis à de larges coupures. D’après un nouveau règlement, les parties censurées des journaux ne devaient pas être laissées en blanc, mais comblées avec d’autres « papiers », aussi était-il souvent impossible de savoir si quelque chose avait été coupé.

En ce qui concerne le manque de vivres, qui a sévi de façon variable durant tout le cours de la guerre, on était alors à l’un des pires moments. Le pain était rare, et le moins cher était falsifié avec du riz ; celui que les soldats recevaient à la caserne était abominable, on aurait dit du mastic. Il n’y avait que très peu de lait et de sucre, à peu près pas de tabac, à part les si coûteuses cigarettes de contrebande. Le manque d’huile d’olive, dont les Espagnols font une demi-douzaine d’emplois différents, se faisait sentir de façon aiguë. Les queues de femmes pour l’achat d’huile d’olive étaient placées sous la surveillance de gardes civils montés, qui s’amusaient parfois à faire entrer à reculons leurs chevaux dans la queue en tâchant de les faire marcher sur les pieds des femmes. Un autre petit désagrément, c’était le manque de menue monnaie. On avait retiré de la circulation les pièces d’argent sans y avoir encore substitué de monnaie nouvelle, si bien qu’il n’y avait rien entre la pièce de dix centimes et le billet de deux pesetas et demie, et tous les billets au-dessous de dix pesetas étaient très rares. Pour les gens les plus pauvres, cela représentait une aggravation de la disette. Une femme ne possédant qu’un billet de dix pesetas risquait, lorsque enfin, après avoir fait la queue pendant des heures à l’extérieur de l’épicerie, son tour arrivait, de ne pouvoir rien acheter du tout, parce que l’épicier n’avait pas de monnaie et qu’elle ne pouvait se permettre de dépenser d’un coup les dix pesetas.

Il n’est pas facile de faire comprendre l’atmosphère de cauchemar de cette époque, l’inquiétude très singulière causée par les bruits qui couraient et se contredisaient les uns les autres, par la censure des journaux et la présence constante d’hommes armés. Il n’est pas facile d’en donner l’idée exacte parce que, pour le moment, ce qu’il y a de capital dans une telle atmosphère n’existe pas en Angleterre. En Angleterre l’intolérance politique n’est pas considérée comme chose admise. Il existe bien une certaine persécution politique : si j’étais ouvrier mineur, je ne m’empresserais pas de faire savoir à mon patron que je suis communiste : mais le « bon membre du parti », le gangster-gramophone de la politique continentale, y est encore une rareté, et l’intention de « liquider » ou d’« éliminer » quiconque vient à n’être pas du même avis que vous n’y paraît pas encore chose naturelle. Cela ne paraissait que chose trop naturelle à Barcelone ! Du moment que les « stalinistes » dominaient il allait de soi que tout « trotskyste » était en danger. Il n’advint somme toute pas ce que tout le monde craignait : un nouveau déclenchement de la guerre des rues dont, comme précédemment, l’on rendrait responsables le P.O.U.M. et les anarchistes. Par moments, je me surprenais à tendre l’oreille pour écouter si l’on n’entendait pas les premiers coups de feu. On eût dit que quelque monstrueux esprit malfaisant planait sur la ville. Tout le monde sentait cela et en faisait la réflexion, en termes curieusement semblables : « Oh ! l’atmosphère de cette ville – c’est effroyable ! On se croirait dans un asile d’aliénés ! » Mais peut-être ne devrais-je pas dire tout le monde. Certains visiteurs anglais qui parcoururent hâtivement l’Espagne, d’hôtel en hôtel, paraissent n’avoir pas remarqué qu’il y avait quelque chose qui clochait dans l’atmosphère générale. La duchesse d’Atholl écrit (Sunday Express, 17 octobre 1937) :

« J’ai été à Valence, à Madrid et à Barcelone… dans ces trois villes un ordre parfait régnait, sans aucun déploiement de force. Tous les hôtels où j’ai séjourné étaient non seulement « normaux », mais extrêmement confortables, si l’on passe sur le manque de beurre et de café. »

C’est une particularité des voyageurs anglais de ne pas vraiment croire à l’existence de quelque chose en dehors des grands hôtels. J’espère qu’on a trouvé un peu de beurre pour la duchesse d’Atholl.

J’étais au sanatorium Maurín, l’un des sanatoriums dirigés par le P.O.U.M. Il était situé dans la banlieue, près du Tibidabo, ce mont de configuration étrange qui s’élève abruptement aux confins de Barcelone et du sommet duquel, selon la tradition, Satan aurait montré à Jésus les royaumes de la terre (d’où son nom). La maison, qui avait auparavant appartenu à quelque riche bourgeois, avait été saisie au moment de la révolution ; la plupart des hommes qui se trouvaient là, ou bien avaient été évacués du front pour maladie, ou bien avaient quelque blessure – amputation d’un membre, par exemple – qui les avait rendus définitivement inaptes. Il y avait déjà dans ce sanatorium plusieurs Anglais : Williams, avec sa jambe abîmée, et Stafford Cottman, un jeune homme de dix-huit ans qui, présumé tuberculeux, avait été renvoyé des tranchées, et Arthur Clinton dont le bras gauche brisé était encore attaché avec une courroie sur un de ces encombrants trucs métalliques, surnommés aéroplanes, qui étaient en usage dans les hôpitaux espagnols. Ma femme continuait de loger à l’hôtel Continental et généralement je me rendais à Barcelone dans la journée. Le matin j’allais à l’hôpital général subir un traitement électrique pour mon bras. Drôle de traitement : une suite de secousses électriques, donnant une sensation de picotements, qui imprimaient aux divers groupes de muscles un mouvement de saccade – mais cela paraissait me faire du bien : je retrouvai l’usage de mes doigts et la douleur s’atténua quelque peu. Nous avions tous deux décidé que ce que nous avions de mieux à faire, c’était de rentrer en Angleterre le plus tôt possible. J’étais extrêmement faible, j’avais, semblait-il, perdu la voix pour de bon, et les médecins me disaient qu’en mettant les choses au mieux j’en avais pour plusieurs mois avant d’être de nouveau apte au combat. Il me fallait me mettre tôt ou tard à gagner un peu d’argent et à quoi cela rimait-il de rester en Espagne, en bouche inutile, à manger des rations dont d’autres avaient besoin. Mais mes motifs étaient surtout égoïstes. Je n’en pouvais plus, j’éprouvais un désir intense de m’en aller loin de tout cela ; loin de cette horrible atmosphère de suspicion et de haine politiques, de ces rues pleines d’hommes armés, des bombardements aériens, des tranchées, des mitrailleuses, des trams grinçants, du thé sans lait, de la cuisine à l’huile, de la privation de cigarettes – loin de presque tout ce que j’avais appris à associer à l’idée de l’Espagne.

Les docteurs de l’hôpital général m’avaient déclaré inapte, mais pour obtenir mon certificat de démobilisation, je devais passer devant un conseil de santé dans l’un des hôpitaux proches du front, et aller ensuite à Sietamo faire viser mes papiers au quartier général des milices du P.O.U.M. Kopp venait juste d’arriver du front, plein d’exultation. Il venait de prendre part à un combat et disait que Huesca était sur le point d’être prise, enfin. Le gouvernement avait fait venir des troupes du front de Madrid et opérait la concentration de trente mille hommes et d’un très grand nombre d’avions. Les Italiens, que j’avais vus à Tarragone alors qu’ils remontaient au front, avaient livré une attaque sur la route de Jaca, mais avaient eu beaucoup de morts et de blessés et perdu deux tanks. Néanmoins la ville ne pouvait manquer de tomber bientôt, disait Kopp. (Hélas ! elle ne tomba pas. L’offensive fut un effroyable gâchis et n’aboutit à rien, si ce n’est à une orgie de mensonges dans les journaux.) En attendant, Kopp avait à se rendre à Valence pour une entrevue au ministère de la Guerre. Il avait une lettre du général Pozas, qui commandait alors l’armée de l’Est – l’habituelle lettre d’introduction dépeignant Kopp comme une personne « de toute confiance » et le recommandant pour une affectation spéciale dans le Génie (Kopp avait été ingénieur dans la vie civile). Il partit pour Valence le même jour que je partis pour Sietamo, le 15 juin.

Je ne fus de retour à Barcelone que cinq jours plus tard. Notre camion bondé atteignit Sietamo vers minuit, et nous ne fûmes pas plus tôt arrivés au quartier général du P.O.U.M. que, avant même de prendre nos noms, on nous fit nous aligner et on se mit à nous distribuer des fusils et des cartouches. L’attaque semblait être déclenchée et l’on allait probablement appeler des troupes de réserve d’un moment à l’autre. J’avais mon billet d’hôpital dans ma poche, mais je ne pouvais guère refuser de me joindre aux autres. Je me pieutai par terre, avec une cartouchière pour oreiller, et dans un état de consternation profonde. Par suite de ma blessure, j’avais pour le moment les nerfs détraqués – je pense que c’est ce qui arrive d’ordinaire en pareil cas – et la perspective de me trouver de nouveau sous le feu m’effrayait terriblement. Mais comme toujours il y eut un peu de mañana, en fin de compte on ne nous appela pas, et le lendemain matin je montrai mon billet d’hôpital et dès lors m’occupai d’obtenir mon certificat de démobilisation. Ce qui exigea toute une série de voyages embrouillés et fatigants. Comme d’habitude on était renvoyé comme un volant d’hôpital en hôpital – pour moi ce fut Sietamo, Barbastro, Monzón, puis retour à Sietamo pour faire viser mon certificat, puis une fois de plus en route pour s’éloigner du front, en passant par Barbastro et Lérida – et cela alors que la convergence des troupes sur Huesca avait accaparé tous les moyens de transport et avait tout désorganisé. Je me souviens d’avoir dormi dans des endroits imprévus – une fois dans un lit d’hôpital, mais d’autres fois dans un fossé, sur un banc très étroit d’où je tombai au milieu de la nuit, et enfin, à Barbastro, dans une sorte d’asile de nuit municipal. Dès qu’on s’éloignait de la ligne de chemin de fer, il n’y avait pas d’autre moyen de voyager que de sauter dans un camion de rencontre. Il fallait attendre au bord de la route durant des heures, trois ou quatre heures de suite parfois, en compagnie de groupes de paysans maussades, chargés de canards et de lapins, en faisant en vain de grands signes à chaque camion qui passait. Quand finalement on tombait sur un camion qui ne regorgeât pas d’hommes, de miches de pain et de caisses de munitions, on était rossé et mis en bouillie par le cahotement sur ces mauvaises routes. Jamais aucun cheval ne m’avait fait sauter aussi haut que ces camions. Le seul moyen pour tenir jusqu’au bout du voyage, c’était de se serrer les uns contre les autres et de se cramponner les uns aux autres. À ma grande humiliation, je m’aperçus que j’étais encore trop faible pour grimper dans un camion sans être aidé.

Je dormis une nuit à l’hôpital de Monzón, où je venais pour être examiné par le conseil de santé. Dans le lit voisin du mien, il y avait un garde d’assaut blessé au-dessus de l’œil gauche. Il se montra amical et m’offrit des cigarettes. Je dis : « À Barcelone, nous nous serions tirés mutuellement dessus », et cela nous fit rire. C’était curieux comme chez tous l’état d’esprit semblait changer dès qu’on se trouvait à proximité des premières lignes. Toutes ou presque toutes les mauvaises haines entre membres de partis politiques différents disparaissaient comme par enchantement. De tout le temps que j’ai passé au front je ne me rappelle pas qu’aucun membre du P.S.U.C. m’ait une seule fois témoigné de l’hostilité parce que j’étais du P.O.U.M. Ce genre de choses, c’était bon dans Barcelone ou dans d’autres villes encore plus éloignées du théâtre de la guerre. Il y avait un grand nombre de gardes d’assaut dans Sietamo. Ils y avaient été envoyés de Barcelone pour prendre part à l’attaque sur Huesca. Les gardes d’assaut étaient un corps qui, à l’origine, n’était pas destiné à être envoyé sur le front, et beaucoup d’entre eux ne s’étaient encore jamais trouvés auparavant sous le feu de l’ennemi. À Barcelone ils étaient les maîtres de la rue, mais ici ils étaient des quintos (des « bleus ») et devenaient copains avec des enfants de quinze ans des milices qui, eux, étaient sur le front depuis des mois. À l’hôpital de Monzón, le docteur respecta l’habituel programme : il tira sur ma langue, regarda dans ma gorge à l’aide d’un petit miroir, et m’assura sur le même ton joyeux que les autres que je ne retrouverais jamais la voix, puis il me signa mon certificat. Tandis que j’attendais pour être examiné, il y avait en cours, à l’intérieur du dispensaire, une terrible opération sans anesthésique – pourquoi sans anesthésique, je l’ignore. Hurlement de douleur sur hurlement de douleur, cela n’en finissait pas, et lorsqu’à mon tour j’entrai dans la salle, je vis des chaises jetées de côté et d’autre, et sur le parquet des flaques de sang et d’urine.

Les détails de ce dernier voyage se détachent dans mon souvenir avec une étonnante netteté. J’étais dans une tout autre disposition, beaucoup plus en humeur d’observer, que je n’avais été depuis des mois. J’avais mon certificat de démobilisation sur lequel avait été apposé le sceau de la 29e division, et un certificat du docteur me déclarant « bon à rien ». J’étais libre de rentrer en Angleterre ; dès lors je me sentais capable, pour la première fois peut-être, de regarder attentivement l’Espagne. J’avais une journée à passer à Barbastro car il n’y avait qu’un train par jour. Je n’avais fait, naguère, que jeter de rapides coups d’œil sur Barbastro, ce n’avait été pour moi qu’un coin de la guerre – un endroit gris, boueux, froid, rempli de camions assourdissants et de troupes miteuses. Il me paraissait étrangement différent à présent. En y flânant à l’aventure, je m’aperçus de l’existence de charmantes rues tortueuses, de vieux ponts de pierre, de débits de vin avec de grands fûts suintants de la hauteur d’un homme, et de mystérieux ateliers à demi souterrains où des hommes fabriquaient des roues de voiture, des poignards, des cuillers de bois et des outres en peau de bouc. Je m’arrêtai à regarder un homme fabriquer une outre et je découvris avec un vif intérêt une chose que j’avais jusqu’alors ignorée, c’est que l’on met le côté poils de la peau à l’intérieur et qu’on laisse le poil, si bien que ce que l’on boit en réalité, c’est de l’infusion de poils de bouc. J’avais bu à des outres des mois durant sans m’en être jamais avisé. Et sur les derrières de la ville, coulait une rivière peu profonde et vert jade ; il s’en élevait perpendiculairement une falaise rocheuse, avec des habitations construites dans le roc, de telle sorte que de la fenêtre de votre chambre à coucher vous pouviez cracher directement dans l’eau à vingt pieds au-dessous. D’innombrables pigeons logeaient dans les anfractuosités de la falaise. Et à Lérida, sur les corniches de vieilles maisons tombant en ruine, des milliers et des milliers d’hirondelles avaient bâti leurs nids ; à quelque distance, le dessin de cette croûte de nids offrait l’aspect d’un moulage orné à l’excès de l’époque rococo. C’est curieux à quel point durant presque les six derniers mois je n’avais pas eu d’yeux pour de telles choses ! Depuis que j’avais mes papiers de démobilisation dans la poche, je me sentais redevenu un être humain, et un peu un touriste aussi. Pour la première fois à peu près j’avais le sentiment d’être réellement en Espagne, dans le pays que j’avais toute ma vie souhaité visiter. Dans les calmes petites rues écartées de Lérida et de Barbastro, il me sembla saisir une vision fugitive, une sorte de rumeur lointaine de cette Espagne que chacun porte dans son imagination : blanches sierras, chevriers, cachots de l’inquisition, palais maures, noires théories de mules serpentant, oliviers cendreux et bosquets de citronniers, jeunes filles en mantilles noires, vins de Malaga et d’Alicante, cathédrales, cardinaux, courses de taureaux, bohémiennes, sérénades – bref, l’Espagne. De toute l’Europe c’était le pays qui avait le plus hanté mon imagination. Quel dommage que lorsque j’avais enfin pu y venir, ç’ait été pour n’y voir que ce coin du nord-est, dans le bouleversement d’une guerre et presque uniquement en hiver.

Il était tard lorsque j’arrivai à Barcelone, et il n’y avait pas de taxis. C’était inutile d’essayer de gagner le sanatorium Maurín qui était situé tout à fait à l’extérieur de la ville ; je me dirigeai donc vers l’hôtel Continental, en m’arrêtant en cours de route pour dîner. Je me souviens d’avoir eu une conversation avec un garçon très paternel à propos de pichets de chêne, cerclés de cuivre, dans lesquels on servait le vin. Je lui dis que j’aimerais bien en acheter un service pour le rapporter en Angleterre. Le garçon me répondit d’un ton plein de sympathie : « Oui, n’est-ce pas, ils sont beaux ? Mais impossible d’en acheter à présent. Personne n’en fabrique plus – personne ne fabrique plus rien. Ah ! cette guerre – c’est lamentable ! » Nous tombâmes d’accord que cette guerre était une chose lamentable. Une fois de plus je me fis l’effet d’un touriste. Le garçon me questionna aimablement : Avais-je aimé l’Espagne ? Reviendrais-je en Espagne ? Oh ! Oui, je reviendrais en Espagne. Le caractère temps-de-paix de cette conversation s’est gravé dans ma mémoire, à cause de ce qui l’a immédiatement suivie.

Lorsque j’arrivai à l’hôtel, ma femme était assise dans le salon. Elle se leva et vint à ma rencontre d’un air si dégagé que j’en fus frappé ; puis elle me passa un bras autour du cou et, tout en souriant tendrement à l’intention de la galerie, me murmura à l’oreille :

« Va-t’en !

— Comment ?

— Va-t’en d’ici tout de suite !

— Comment ?

— Ne reste pas ici ! Il faut vite t’en aller !

— Tu dis ? Pourquoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ? »

Elle me tenait par le bras et déjà m’entraînait vers l’escalier. À mi-chemin en descendant, nous croisâmes un Français – je tairai son nom car, bien qu’il n’eût aucun lien avec le P.O.U.M., il s’est montré un véritable ami pour nous dans le malheur. En me voyant, l’expression de son visage se fit soucieuse :

« Écoutez donc ! Il ne faut pas que vous entriez ici. Sortez vite d’ici et allez vous cacher avant qu’ils n’aient alerté la police. »

Et voilà qu’au bas de l’escalier un employé de l’hôtel, qui était membre du P.O.U.M. (à l’insu de la direction, j’imagine), sortit furtivement de l’ascenseur pour venir me dire en mauvais anglais de m’en aller. Mais je ne saisissais toujours pas ce qui était arrivé.

« Mais que diable veut donc dire tout cela ? demandai-je dès que nous fûmes sur le trottoir.

— Tu n’as pas appris ?

— Non. Appris quoi ? Je n’ai rien appris.

— Le P.O.U.M. a été supprimé. Ils ont saisi tous les locaux. En fait tout le monde est en prison. Et l’on dit qu’ils commencent déjà à fusiller. »

C’était donc cela ! Il nous fallait trouver quelque endroit où pouvoir parler. Tous les grands cafés sur les Ramblas étaient infestés de police, mais nous découvrîmes un café tranquille dans une rue écartée. Ma femme me raconta ce qui s’était passé pendant mon absence.

Le 15 juin la police avait brusquement arrêté Andrés Nin dans son bureau, et le même soir avait fait irruption à l’hôtel Falcón et arrêté toutes les personnes qui s’y trouvaient, des miliciens en permission pour la plupart. L’endroit avait été sur-le-champ converti en prison qui, en un rien de temps, regorgea de prisonniers de toutes sortes. Le lendemain le P.O.U.M. avait été déclaré organisation illégale et tous ses bureaux, librairies, sanatoriums, centres de Secours rouge, etc., avaient été saisis. Et pendant ce temps la police arrêtait tous ceux sur qui elle pouvait mettre la main qui étaient connus comme ayant quelque chose à voir avec le P.O.U.M. En l’espace d’un jour ou deux, les quarante membres du comité exécutif furent tous, ou presque tous, incarcérés. Peut-être, en se cachant, un ou deux d’entre eux avaient-ils réussi à échapper ; mais la police adopta un procédé (qu’on ne s’est pas fait faute de largement employer des deux côtés dans cette guerre) qui consistait, quand un homme disparaissait, à arrêter sa femme comme otage. Il n’y avait aucun moyen de savoir combien de personnes avaient été arrêtées. Ma femme avait entendu dire qu’il y en avait eu environ quatre cents rien qu’à Barcelone. J’ai depuis pensé que déjà à cette date il devait y en avoir eu davantage. Et l’on avait opéré les arrestations les plus imprévues. Dans certains cas la police avait même été jusqu’à tirer des hôpitaux des miliciens blessés.

Tout cela était de nature à jeter dans une profonde consternation. À quoi diable cela rimait-il ? Je pouvais comprendre, de leur part, la suppression du P.O.U.M., mais à quoi cela leur servait-il d’arrêter les gens ? Sans motif, autant qu’il était possible de s’en rendre compte. Manifestement la suppression du P.O.U.M. était avec effet rétroactif : le P.O.U.M. étant à présent illégal, c’était enfreindre la loi que d’y avoir auparavant appartenu. Comme d’habitude, les personnes arrêtées le furent sans avoir été inculpées. Cela n’empêchait pas les journaux communistes de Valence de lancer de façon flamboyante une histoire de « complot fasciste » monstre, avec communication par radio avec l’ennemi, documents signés à l’encre sympathique, etc. Je parlerai de cela plus en détail à la fin de ce livre[7]. Fait significatif, ce n’est que dans les journaux de Valence qu’on la vit apparaître. Je ne crois pas me tromper en disant qu’il n’y eut pas un mot à ce sujet, ou à propos de la suppression du P.O.U.M., dans aucun journal, communiste, anarchiste ou républicain, de Barcelone. Ce n’est pas par un journal espagnol que nous apprîmes la nature exacte des accusations portées contre les leaders du P.O.U.M., mais par les journaux anglais qui parvinrent à Barcelone un ou deux jours plus tard. Ce que nous ne pouvions pas savoir à ce moment-là, c’est que le gouvernement n’était pas responsable de l’accusation de trahison et d’espionnage, et que des membres du gouvernement allaient par la suite la repousser. Nous ne savions vaguement qu’une seule chose, c’est qu’on accusait les leaders du P.O.U.M., et nous tous aussi probablement, d’être à la solde des fascistes. Et déjà partout le bruit courait que des gens étaient secrètement fusillés dans les prisons. À ce sujet, il y a eu pas mal d’exagérations, mais il est certain qu’il y a eu des détenus fusillés, et il ne fait guère de doute que ce fut le cas pour Nin. Après son arrestation, Nin fut transféré à Valence et de là à Madrid, et dès le 21 juin on sut à Barcelone, de façon vague d’abord, qu’il avait été fusillé. Plus tard la nouvelle se précisa : Nin avait été fusillé en prison par la police secrète, et son corps jeté dans la rue. On tenait cette histoire de différentes sources, en particulier de Federica Montseny, ex-membre du gouvernement. Depuis lors, on n’a jamais jusqu’ici entendu dire que Nin fût vivant. Quand, un peu plus tard, les délégués de plusieurs pays posèrent des questions à son sujet aux membres du gouvernement, ceux-ci tergiversèrent et tout ce qu’ils consentirent à dire, ce fut que Nin avait disparu et qu’ils ignoraient absolument où il était. Certains journaux publièrent un récit selon lequel Nin se serait enfui en territoire fasciste. Aucune preuve ne fut fournie à l’appui, et Irujo, ministre de la Justice, déclara par la suite que l’agence de presse « Espagne » avait falsifié son communiqué officiel[8]. D’ailleurs, il est bien improbable qu’on eût laissé s’échapper un prisonnier politique de l’importance de Nin. À moins qu’un jour dans l’avenir on ne le retrouve vivant, je crois que la supposition qui s’impose est qu’il a été assassiné en prison.

Et ça n’en finissait pas, ces arrestations, cela dura des mois, tant et si bien que le nombre des détenus politiques, sans compter les fascistes, finit par s’élever à des milliers. Une chose à remarquer, ce fut l’autonomie des policiers de bas rang. Un grand nombre d’arrestations furent reconnues pour illégales, mais diverses personnes dont la relaxation avait été ordonnée par le chef de la police furent derechef arrêtées à la porte de la prison, enlevées et incarcérées dans des « prisons clandestines ». Un cas typique, ce fut celui de Kurt Landau et de sa femme. Ils furent arrêtés vers le 17 juin et immédiatement Landau « disparut ». Cinq mois plus tard sa femme était toujours en prison, n’avait pas été jugée et n’avait aucune nouvelle de son mari. Elle annonça son intention de faire la grève de la faim ; le ministre de la Justice lui fit alors savoir que son mari était mort. Peu de temps après elle fut relâchée, mais pour être presque immédiatement ré-arrêtée et à nouveau jetée en prison. Ce qui vaut aussi d’être remarqué, c’est l’indifférence absolue dont firent preuve les policiers, au début en tout cas, quant aux répercussions de tous ordres que leurs actes pouvaient avoir sur la guerre. Ils n’hésitèrent pas à arrêter, sans en avoir demandé auparavant l’autorisation, des officiers occupant des postes militaires importants. Vers la fin juin, José Rovira, le général commandant la 29e division, fut arrêté quelque part près du front par une équipe de policiers envoyés de Barcelone. Ses hommes envoyèrent une délégation au ministère de la Guerre pour protester. Et l’on découvrit que ni le ministère de la Guerre, ni Ortega, le chef de la police, n’avaient même été informés de l’arrestation de Rovira. De toute l’affaire, le détail que je peux le moins digérer, bien qu’il ne soit peut-être pas de grande importance, c’est le fait qu’on ait laissé les troupes du front dans l’ignorance totale de ce qui était en train de se passer. Comme vous l’avez vu, ni moi ni personne au front n’avions rien su de la suppression du P.O.U.M. Tous les quartiers généraux des milices du P.O.U.M., ses centres de Secours rouge, etc., fonctionnaient comme à l’ordinaire, et le 20 juin encore et jusqu’à Lérida, à cent kilomètres à peine de Barcelone, personne ne savait rien des événements. Les journaux de Barcelone n’en soufflèrent pas mot (ceux de Valence qui lançaient les histoires d’espionnage ne parvenaient pas sur le front d’Aragon), et il est hors de doute que si l’on arrêta tous les miliciens en permission à Barcelone, ce fut pour les empêcher de remonter en ligne porteurs de ces nouvelles. Le détachement avec lequel j’étais retourné au front le 15 juin doit avoir été le dernier à partir. Je ne suis pas encore arrivé à comprendre comment la chose put être tenue secrète, car enfin les camions de ravitaillement, entre autres, faisaient toujours la navette ; mais il n’y a pas de doute, elle fut bel et bien tenue secrète, et, comme je l’ai depuis appris de la bouche de beaucoup d’autres, les hommes du front n’entendirent parler de rien encore pendant plusieurs jours. La raison de tout cela est suffisamment claire. L’offensive sur Huesca venait d’être déclenchée, les milices du P.O.U.M. formaient encore une unité à part, et l’on craignit probablement que si les miliciens venaient à apprendre ce qui était arrivé, ils ne refusassent de combattre. À la vérité, il ne se passa rien de tel quand la nouvelle fut connue. Dans l’intervalle il doit y avoir eu un grand nombre d’hommes qui furent tués sans avoir jamais su que les journaux, à l’arrière, les traitaient de fascistes. C’est là le genre de choses qu’on a du mal à pardonner. Je sais bien que c’était une tactique courante de laisser ignorer aux troupes les mauvaises nouvelles, et peut-être qu’en général on a en cela raison. Mais c’était tout autre chose d’envoyer des hommes au combat, et de ne pas même leur dire que derrière leur dos on était en train de supprimer leur parti, d’accuser leurs chefs de trahison et de jeter en prison leurs parents et leurs amis.

Ma femme commença de me raconter ce qui était arrivé à nos différents amis. Certains parmi les Anglais et les autres étrangers avaient pu franchir la frontière. Williams et Stafford Cottman n’avaient pas été arrêtés lors de la descente de police dans le sanatorium Maurín et se tenaient cachés quelque part dans la ville. C’était le cas aussi de John McNair, qui était allé en France et était revenu en Espagne après la mise en illégalité du P.O.U.M. – acte téméraire, mais il ne s’était pas senti le cœur de rester à l’abri tandis que ses camarades étaient en danger. Mais pour tous les autres amis, ce fut l’antienne : « Ils ont « eu » un tel et un tel », « ils ont « eu » un tel et un tel ». Ils paraissaient avoir « eu » presque tout le monde. Je pensai tomber de mon haut en apprenant qu’ils avaient également « eu » Georges Kopp.

« Comment ! Kopp ? Je le croyais à Valence ? »

J’appris que Kopp était revenu à Barcelone ; il était porteur d’une lettre du ministère de la Guerre au colonel commandant les opérations du Génie sur le front est. Il savait, bien sûr, que le P.O.U.M. avait été supprimé, mais probablement ne lui était-il pas venu à l’idée que la police pût être assez absurde pour l’arrêter alors qu’il était en route pour le front avec une mission militaire urgente à remplir. Il était venu faire un tour à l’hôtel Continental pour reprendre ses valises ; ma femme était à ce moment-là sortie, et les gens de l’hôtel s’étaient arrangés pour le retenir sous un prétexte quelconque tandis qu’ils appelaient la police. J’avoue que j’eus un accès de colère lorsque j’appris l’arrestation de Kopp. Il était mon ami personnel, j’avais servi sous ses ordres pendant des mois, je m’étais trouvé sous le feu de l’ennemi avec lui et je connaissais son histoire. C’était un homme qui avait tout sacrifié – famille, nationalité, situation – tout simplement pour venir en Espagne combattre contre le fascisme. En quittant la Belgique sans autorisation et en s’engageant dans une armée étrangère alors qu’il était dans l’armée belge de réserve, et, auparavant, en ayant aidé à fabriquer illégalement des munitions pour le gouvernement espagnol, il s’était amassé bon nombre d’années d’emprisonnement si jamais il revenait dans son propre pays. Depuis octobre 1936 il était sur le front où, de simple milicien, il était devenu chef de bataillon, avait pris part à je ne sais combien de combats et avait été blessé une fois. Pendant les troubles de mai, comme j’en avais été personnellement témoin, il avait empêché un combat local et avait ainsi probablement sauvé une dizaine ou une vingtaine de vies. Et en retour, tout ce qu’ils savaient faire, c’était de le jeter en prison ! C’est perdre son temps que de se mettre en colère, mais la malignité stupide de choses de ce genre met la patience à rude épreuve.

Ils n’avaient pas « eu » ma femme. Elle était pourtant restée à l’hôtel Continental, mais la police n’avait pas fait mine de l’arrêter. Il sautait aux yeux qu’on voulait la faire servir d’appeau. Mais, deux nuits auparavant, au petit jour, six policiers en civil avaient fait irruption dans notre chambre d’hôtel et avaient perquisitionné. Ils avaient saisi jusqu’au moindre morceau de papier en notre possession, à l’exception, heureusement, de nos passeports et de notre carnet de chèques. Ils avaient emporté mes journaux intimes, tous nos livres, toutes les coupures de presse accumulées depuis des mois (je me suis souvent demandé de quelle utilité elles avaient bien pu leur être), tous mes souvenirs de guerre et toutes nos lettres. (Entre parenthèses, ils ont emporté quantité de lettres que j’avais reçues de mes lecteurs. Je n’avais pas répondu à certaines d’entre elles et je n’ai évidemment pas les adresses. Si quelqu’un, qui m’a écrit au sujet de mon dernier livre et n’a pas reçu de réponse, vient à lire ces dernières lignes, qu’il veuille bien y trouver mes excuses.) J’appris par la suite que la police s’était également emparée des affaires que j’avais laissées au sanatorium Maurín, allant jusqu’à emporter un paquet de linge sale. Peut-être s’est-elle imaginé que des messages pouvaient y avoir été écrits à l’encre sympathique.

Il était évident qu’il y aurait moins de danger pour ma femme à rester à l’hôtel, tout au moins momentanément. Si elle tentait de disparaître, ils seraient immédiatement à ses trousses. Quant à moi, il me fallait me cacher sans plus tarder. Cela me révoltait. En dépit de ces innombrables arrestations, je ne parvenais pas à croire que je courais un danger quelconque. Tout cela me semblait par trop absurde. C’était ce même refus de prendre au sérieux des attaques ineptes qui avait conduit Kopp en prison. Je ne cessais de répéter : « Mais pour quelle raison trouverait-on nécessaire de m’arrêter ? Qu’avais-je fait ? » Je n’étais même pas membre du P.O.U.M. Oui, j’avais porté les armes durant les troubles de mai, mais comme l’avaient fait, disons, quarante ou cinquante mille autres. En outre, j’avais rudement besoin d’une bonne nuit de sommeil. J’avais envie de courir le risque et de retourner à l’hôtel. Mais ma femme ne voulut pas en entendre parler. Patiemment elle m’expliqua la situation. Peu importait ce que j’avais ou n’avais pas fait. Il ne s’agissait pas d’une rafle de criminels ; il s’agissait d’un régime de terreur. Je n’étais coupable d’aucun acte précis, mais j’étais coupable de « trotskysme ». Le fait d’avoir servi dans les milices du P.O.U.M. était à lui seul amplement suffisant à me mener en prison. Il était vain, ici, de se cramponner à la notion anglaise qu’on est en sécurité aussi longtemps qu’on respecte la loi. Dans la pratique la loi était ce qui plaisait à la police qu’elle fût. La seule chose à faire était de me terrer et de ne pas laisser savoir que j’avais eu quelque rapport que ce fût avec le P.O.U.M. Nous fîmes la revue des papiers que contenaient mes poches. Ma femme me fit déchirer ma carte de milicien, qui portait « P.O.U.M. » écrit en gros caractères, ainsi que la photo d’un groupe de miliciens avec un drapeau du P.O.U.M. à l’arrière-plan ; c’étaient des choses de ce genre qui vous faisaient arrêter à présent. Il fallait cependant que je garde mes papiers de démobilisation. Même eux étaient un danger, car ils portaient le sceau de la 29e division et les policiers sauraient probablement que la 29e division, c’était le P.O.U.M. ; mais sans eux je risquais d’être arrêté comme déserteur.

Ce à quoi il nous fallait penser, c’était à sortir d’Espagne. Cela n’avait pas le sens commun de rester ici avec la certitude d’être tôt ou tard emprisonné. À vrai dire, tous deux, nous eussions bien aimé rester, simplement pour voir ce qui allait arriver. Mais je songeai que les prisons espagnoles devaient être de vraies pouilleries (en fait, elles étaient encore pires que je ne les imaginais) et qu’une fois en prison on ne savait jamais quand on en sortirait, et que j’étais en mauvaise santé, sans parler de ma douleur au bras. Il fut convenu que nous nous rencontrerions le lendemain au consulat britannique, où devaient aussi aller Cottman et McNair. Cela nous prendrait probablement deux jours pour faire mettre en règle nos passeports. Avant de quitter l’Espagne, on avait à les faire timbrer en trois endroits différents : par le chef de la police, par le consul français et par les autorités catalanes du service de l’immigration. Le dangereux, c’était le chef de la police, naturellement. Mais peut-être le consul britannique pourrait-il s’arranger de manière à n’avoir pas à révéler mes rapports avec le P.O.U.M. Évidemment il devait bien exister une liste des étrangers suspects de « trotskysme », et très probablement nos noms s’y trouvaient-ils, mais avec de la chance nous parviendrions peut-être à la frontière avant la liste. Car on pouvait compter sur pas mal de désordre et de mañana. Heureusement c’était l’Espagne, et non l’Allemagne. La police secrète espagnole participait de l’esprit de la Gestapo, mais ne possédait guère sa compétence.

Nous nous séparâmes donc. Ma femme retourna à l’hôtel et moi je me mis à errer dans l’obscurité, en quête d’un endroit où pouvoir dormir. J’étais, il m’en souvient, de fort mauvaise humeur et excédé. J’avais tellement désiré une nuit dans un lit ! Je n’avais nulle part où aller, ne connaissais aucune maison où pouvoir chercher refuge. Le P.O.U.M. n’avait pratiquement pas d’organisation clandestine. Ses leaders s’étaient sûrement toujours rendus compte que, très probablement, le parti serait supprimé ; mais jamais ils ne s’étaient attendus à une chasse à la sorcière de cette sorte et aussi étendue. Ils s’y étaient, en vérité, si peu attendus que jusqu’au jour même de la suppression du P.O.U.M. ils avaient poursuivi les travaux d’aménagement des locaux du P.O.U.M. (entre autres choses, ils faisaient construire un cinéma dans l’immeuble du comité exécutif, qui avait été auparavant une banque). Aussi le P.O.U.M. était-il dépourvu des lieux de rendez-vous et des cachettes que tout parti révolutionnaire devrait, cela va de soi, posséder. Dieu sait combien de gens dont la maison avait reçu la visite de la police dormirent dans la rue cette nuit-là. Je venais de passer cinq jours en voyages fatigants et pendant lesquels j’avais dormi dans des endroits impossibles, mon bras me faisait diablement souffrir, et voilà maintenant que ces imbéciles me donnaient la chasse et qu’il allait encore falloir dormir par terre ! À cela, à peu près, se bornaient mes pensées. Je ne me livrais à aucune des réflexions politiques tout indiquées. Ça ne m’arrive jamais pendant que les choses sont en train de se passer. Il semble en aller toujours de même chaque fois que je prends part à la guerre ou à la politique : je n’ai jamais conscience de rien d’autre que de l’inconfort physique et de mon désir profond que prenne fin au plus vite toute cette maudite absurdité. Après coup il m’est possible de saisir la signification des événements, mais tant qu’ils sont en train de se produire, je ne fais que souhaiter d’être en dehors – trait ignoble, peut-être.

J’avais marché longtemps et me trouvai non loin de l’hôpital général. Je cherchais un coin où pouvoir m’étendre et où la police ne viendrait pas fourrer son nez pour me demander mes papiers. J’essayai d’un abri contre raids aériens, mais, creusé de trop fraîche date, il ruisselait d’humidité. Je pénétrai alors dans les ruines d’une église qui avait été incendiée à la révolution et dont il ne restait que les murs. Ce n’était plus qu’une carcasse : quatre murs sans toit entourant un amas de décombres. En tâtonnant dans la demi-obscurité, je finis par trouver une sorte de cavité dans laquelle je pus me coucher. Des blocs de maçonnerie brisés, ce n’est guère moelleux comme couche. Mais heureusement c’était une nuit chaude et je parvins à dormir quelques heures.

Hommage à la Catalogne
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